Pierre Rode et son 7ième concerto
« L’artiste n’a pas de pays : il appartient au monde, et le monde lui appartient »
Pierre Rode, Lettres
Sous la baguette de Maria-Luisa Macellaro la Franca, et avec pour soliste le célèbre violoniste italien Franco Mezzena (les solistes jouant avec Unisson viennent curieusement souvent du soleil d’Italie ?), Unisson recrée à Bordeaux l’oeuvre phare d’un compositeur bordelais partiellement oublié, en tout cas dans le grand public français, Pierre Rode. Un compositeur qui a habité rue du Palais Gallien, pour un concert au… Palais Gallien. Fascinante capsule temporelle musicale, le même concerto joué au même endroit par Pierre Rode et par Franco Mezzena, avec un écart de presque exactement deux siècles…
Qui était Pierre Rode ?
Pierre Rode naît le 10 février 1774, puis grandit rue du Loup à Bordeaux, dans une famille de petits commerçants. Très jeune, il prend des cours avec 3 violonistes bordelais successifs, montre un incroyable talent précoce, et « monte » sur Paris dès l’âge de 13 ans. Il y rencontre Giovanni Battista Viotti, le Maitre italien du violon de l’époque établi à Paris, qui le prend sous son aile. Ce sont les années de la fondation de la grande école française du violon de la fin 18ième/début 19ième siècle, avec Viotti, Rode, Rodolphe Kreutzer, Baillot, et Bériot. En pleine période révolutionnaire, Paris est un chaudron culturel, en particulier pour les violonistes ; l’archet sous sa forme moderne vient d’y être inventé par la famille Tourte, et les violonistes découvrent les vertiges de nouveaux jeux d’archet, combinés à des montées étourdissantes en positions. Elève de Viotti, Rode se retrouve l’héritier musical d’une grande lignée de violonistes italiens qui maîtrise peu à peu toutes ces techniques, de Corelli à Pugnani et Viotti. Est-ce pour cela que l’Italie n’a jamais oublié Rode ?
Les années 1792 – 1802 marquent l’apogée de la carrière violonistique de Rode, considéré comme le plus brillant des violonistes de l’époque. Les « concerts Feydeau » à Paris lui permettent d’enchaîner concertos sur concertos, de Viotti ou de lui même. Professeur au Conservatoire de musique de Paris, il co-écrit avec Baillot et Kreutzer une célèbre méthode de violon ; il participe aussi à la création de la toute première maison d’édition musicale portée par les artistes eux-mêmes, le « Magasin de musique ». Viotti, vu comme trop proche de la famille royale déchue, est contraint de s’exiler à Londres et en Allemagne. Rode voyage beaucoup : Espagne, puis Allemagne, Grande-Bretagne, Belgique, Pays-Bas. Un épisode rocambolesque et controversé le voit quitter les côtes de l’Angleterre pour rejoindre Bordeaux, mais être rejeté sur les côtes de Hambourg par une tempête, marquant le début d’une tournée allemande impromptue.
L’année 1802 marque clairement une rupture chez Rode. Est-ce pour des raisons politiques, ou parce que Rode et Napoléon se disputaient les faveurs intimes d’une cantatrice italienne, Giuseppina Grassini ? Bien que « premier-violon du premier consul », Rode choisit l’exil en 1802, à Vienne tout d’abord, puis Berlin ; il part en 1803 en Russie, à la cour du Tsar. Il quitte la Russie en 1808, revient brièvement à Paris, y reçoit un accueil mitigé, puis repart, se stabilise à nouveau à Berlin, où il se marie ; le couple aura deux enfants. Lisant entre les lignes les écrits du 19ième siècle, on peut se demander s’il ne subit pas les prémices de graves problèmes de santé, soit en Russie, soit dès cette année intermédiaire 1802-1803, comme le conjecture Pougin. Sous les mots couverts de l’époque, le lecteur moderne peut suspecter un début de neuropathie, ou des problèmes cognitifs. A son retour de Russie, ses contemporains auraient fait état d’une chute étonnante de la qualité de son jeu – de brillant et passionné, il serait devenu maniéré et inexpressif. C’est dans cette période que Beethoven écrit pour sa sonate pour violon et piano numéro 10, dédicacée à l’Archiduc Rodolphe, avec un troisième mouvement « dans le style de Rode, puis se dit en privé déçu par son jeu. Sa carrière de violoniste virtuose est malheureusement déjà derrière lui, mais ces années allemandes sont prolifiques pour la composition : c’est à Berlin qu’il écrit l’essentiel de ses 24 caprices pour violon, et plusieurs de ses concertos.
Il ne revient en France qu’en 1820, après la Restauration, avec sa famille : Nice d’abord, puis Bordeaux, et enfin achète une propriété près de Damazan (Lot-et-Garonne). Rode tentera de brefs retours sur scène à Paris en 1825 et 1828, sans succès – ce point étant toutefois contredit par la nécrologie rédigée par son ami allemand F.M., qui ajoute que la recette de ces derniers concerts parisiens fut « pour les pauvres ». Ses problèmes de santé s’aggravent en 1829, son caractère s’aigrit, et il succombe le 25 novembre 1830 des suites d’un accident vasculaire cérébral. Pierre Rode est enterré au cimetière de la Chartreuse, à Bordeaux.
Le 7ième concerto pour violon de Rode.
Pendant longtemps, les grands instrumentistes composaient naturellement pour leur instrument – interprétation et composition étaient vues comme inséparables. Au violon, cette grande tradition des interprètes compositeurs va de Corelli et Vivaldi jusqu’au début du 20ième siècle, avec Fritz Kreisler et Georges Enesco, en passant évidemment par Nicolo Paganini. Pierre Rode s’inscrit dans ce continuum pédagogue-interprète-compositeur. Il laisse derrière lui une œuvre entièrement tournée vers le violon : concertos, duos, quatuors, études pour violon seul. Comme Paganini et Kreutzer, il rédige des « Caprices », qu’il appelle « caprices sous forme d’études », morceaux brillants pour violon seul, abordant tour à tour les grandes difficultés techniques de l’instrument.
Rode semble avoir eu une passion particulière pour Mozart; cela se ressent dans son propre style. Ses tutti ont une musicalité qui rappelle étrangement Mozart ; entrecoupés de parties de solistes qui évoquent Paganini. Il semble d’ailleurs que Paganini ait toujours refusé de jouer d’autres concertos que les siens, sauf pour les concertos de Rode, en particulier le 7ième.
Ce septième concerto de Rode est probablement la plus connue de ses œuvres, avec les Caprices ; il a été comparé au plus joué des concertos de Viotti, le 22ième. Les deux œuvres sont en la mineur, ou plutôt débutent et se terminent en la mineur, avec un premier thème de premier mouvement bâti sur l’accord parfait de cette tonalité. Il n’est pas anormal que le style de composition du maitre et de l’élève aient des ressemblances fortes ; mais les deux concertos sont pour le reste parfaitement différents. Le premier mouvement du 7ième de Rode est traversé par un souffle épique, assez typique de cette période guerrière, entrecoupé de lignes mélodiques d’une grande pureté. Le second mouvement alterne do majeur, do mineur et do majeur. La partie centrale commence par une montée lente, puissante, en mode mineur donc, et à jouer entièrement sur la corde de sol, la corde la plus grave du violon, dans l’esprit de l’« Air sur la corde de sol » de Bach. Le soliste doit ici faire ressortir la profondeur, la rondeur de son jeu de graves ; dans cette partie, nous attendons avec impatience les sons du Stradivarius de Mezzena, dans l’incroyable acoustique de plein air des arènes romaines de Bordeaux, le palais Gallien ! Le retour en majeur, très doucement dans les aigus, s’apparente alors à un rayon de soleil qui vient percer les nuages – c’est magique. Le troisième mouvement, un rondeau endiablé, est un véritable appel à la gaieté, à la joie de vivre, avec des jeux d’accents en contre-temps que n’auraient pas reniés Astor Piazzolla ou Arturo Marquez un siècle et demi plus tard… L’interprétation par Mezzena sera certainement mémorable ! La difficulté technique du concerto n’est pas cantonnée aux traits de virtuosité du premier mouvement ; ce 3ième mouvement, avec ses sextolets sur un tempo rapide, est tout aussi difficile…
La renaissance des œuvres pour violon de Viotti et Rode
En conclusion de son article de 2004 sur « L’école française du violon, de Viotti à Bériot » , Schueneman affirmait que «Only Viotti has received adequate attention on disc; the triumvirate of Rode, Kreutzer and Baillot has fallen into nearly complete obscurity ». C’est moins vrai en 2024 : on trouve sur youtube une excellente interprétation du 7ième concerto de Rode, par le violoniste allemand Friedman Eichhorn ; et les 24 Caprices de Rode ont fait l’objet en Italie d’un « Progetto Rode », dans lequel chacun des caprices fut enregistré par un soliste différent. C’est l’Italie et l’Allemagne, respectivement le pays des maitres de Rode et son pays de coeur, qui impulsent aujourd’hui la redécouverte de ce musicien, qui fut trop souvent assimilé dans les conservatoires à une mine de morceaux de concours.
Ce n’est pas donc pas du tout un hasard si c’est notre brillante cheffe d’orchestre et pianiste italienne, Maria-Luisa Macellaro La Franca, et un grand violoniste italien, Franco Mezzena, célèbre en particulier pour son intégrale des concertos de Viotti, qui aujourd’hui prennent l’initiative de rejouer à Bordeaux le plus connu des concertos de l’enfant du pays. Mezzena a largement contribué à ressusciter Viotti – il peut tout à fait contribuer à ressusciter Rode. L’orchestre Unisson ACME espère modestement pouvoir aider l’une et l’autre à tirer de son oubli ce grand Maestro bordelais du violon…
Références
Pour ce billet de blog, nous nous basons largement sur les articles d’un musicologue américain, Bruce R. Shueneman, qui s’est spécialisé dans les enquêtes historiques sur l’école française du violon :
– « The search for the minor composer : the case of Pierre Rode », Bruce R. Shueneman, Music Reference Services Quarterly, 3:1, 37-48 [doi: 10.1300/J116v03n01_04] ;
– « The french violon school : from Viotti to Bériot », Bruce R. Shueneman, Notes, Second Series, Vol. 60, No. 3, pp. 757-770 (Mar., 2004) [https://www.jstor.org/stable/4487227]
– sur une nécrologie de Pierre Rode, rédigée par un ami berlinois non identifié :
« Pierre Rode. Dédié à ses amis », F.M. à Berlin, 1831;
[https://www.digitale-sammlungen.de/en/view/bsb10528158]
– sur la biographie de Rode rédigée par Arthur Pougin, « Notice sur Rode, violoniste français », datée de 1874, une époque ayant permis à Pougin de rencontrer quelques rares témoins ayant connu personnellement Pierre Rode [https://archive.org/details/noticesurrodevio00poug].
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